Patrimonialiser le logement social?
La rénovation d'une cité de Pantin bloquée au nom du patrimoine
LE MONDE 15.09.07 13h44
Quelle mue pour le Serpentin ? Cette cité dite sensible du quartier des Courtillières, à Pantin Seine-Saint-Denis), fait l'objet d'un lourd projet de rénovation. Un plan de 200 millions d'euros, en partie financé par l' Agence nationale de la rénovation urbaine (ANRU), aujourd'hui bloqué par une demande de classement des bâtiments au titre des monuments historiques et un rapport commandé par les ministres du logement et de la culture, aux conclusions très critiques. "Ces gens vivent sur une autre planète. Des familles entières attendent le renouveau, et on interrompt après cinq ans d'études une opération que tous les services de l'Etat ont approuvée", s'agace le maire (PS) de Pantin, Bertrand Kern.
Alors que le chantier devait démarrer en janvier, la rénovation intérieure des 635 logements vient de commencer, début septembre. Et la restructuration plus lourde du quartier est toujours en attente d'un arbitrage. Une réunion interministérielle a tenté d'esquisser une solution de compromis, mercredi 12 septembre. Sans résultat pour l'instant.
Comment une cité dégradée et à l'urbanisme problématique peut-elle constituer un patrimoine intouchable ? Le Serpentin ondule sur 1,5 kilomètre de long pour former une boucle presque fermée. C'est une barre molle de cinq étages, autour d'un parc vallonné de 4 hectares. On y reconnaît la signature d' Emile Aillaud (1902-1988), figure de l'architecture moderne et auteur de grands ensembles qui cherchent à s'affranchir des formes droites des barres et des tours.
Construit à l'économie dans les années 1960, le Serpentin a mal vieilli. Les appartements sont trop petits, les façades sont décrépies, l'isolation fait défaut. Les halls traversants et les entrées de cave ont été bouchés pour décourager les trafics qui prospèrent dans cette cité close. "Les Courtillières, c'est 6 000 habitants et 100 % de logements sociaux. Le Serpentin, c'est le bas de l'échelle", décrit M. Kern.
Elue en 2001, l'équipe municipale socialiste entreprend de rénover le quartier, où le Serpentin côtoie une vingtaine de tours en tripode et des barres plus classiques. Au menu : un nouveau centre-ville avec des commerces, un pôle de santé, un équipement culturel ; des démolitions, des constructions, et l'ambition de "tomber" à 80 % de logements sociaux.
"Dans ce plan, le Serpentin forme un barrage urbain au milieu des Courtillières, qui empêche de circuler entre les quartiers et de rejoindre le nouveau centre", estime M. Kern. Une contrainte lourde, alors que le quartier est déjà coincé entre le fort d'Aubervilliers et le cimetière de Pantin-Bobigny. Un nouveau tracé urbain est confié à l'urbaniste Djamel Klouche. Et les architectes retenus pour rénover le Serpentin, Dominique Renaud et Philippe Vignaud, de l'agence RVA, prévoient, pour désenclaver la cité, d'ouvrir une large traversée dans la forteresse en démolissant deux boucles du ruban au sud et sept blocs au nord. Des brèches de 38 mètres et de 114 mètres, 15 % de démolition au total.
Le parc rénové devient un jardin public pour l'ensemble du quartier. Les appartements sont agrandis. L'enduit peint de couleurs pâles est remplacé par des panneaux de terre cuite rouges, faciles à changer. L'ensemble s'accompagne d'un ambitieux volet environnemental visant à réduire de 15 % les charges de copropriété grâce à des économies d'énergie.
Ces changements ulcèrent Gérard Monnier, professeur d'histoire de l'architecture à la Sorbonne et fondateur de l'association Docomomo, vouée à la défense des bâtiments du mouvement moderne. En mai 2006, alors que le projet est ficelé, il demande au ministère de la culture de classer le bâtiment. La Rue de Valois et le ministère du logement décident alors de tout geler et diligentent une mission d'enquête.
Dans leur rapport du 23 avril, les enquêteurs notent le caractère absurdement tardif de leur mission et rejettent la demande de classement tant les opérations sont avancées. Mais leur jugement est sévère : "On a bien affaire à une oeuvre majeure, comme modèle architectural et urbain ayant marqué l'histoire de l'architecture française. Le projet apporte des changements irréversiblement dénaturants." Les inspecteurs contestent largement les choix retenus : les brèches, excessives ; les façades, "en complète contradiction avec l'esprit" du bâtiment ; le parc, "transformation d'un espace public réussi des années 1960 en pastiche de parc parisien du XIXe siècle"... Et préconisent de forts amendements.
"Je ne ferai rien au détriment des gens qui vivent là, prévient le maire. Je suis prêt à démolir moins de longueur du Serpentin, si cela permet quand même de s'ouvrir sur le centre-ville et si l'ANRU finance les surcoûts. Mais pas question de revenir à de l'enduit en façade."
M. Vignaud, architecte habitué des opérations de rénovation urbaine, se dit a priori plutôt hostile aux démolitions, souvent traumatisantes pour les habitants. Mais selon lui, "c'est une aberration de vouloir patrimonialiser le logement social, la priorité c'est de répondre aux besoins de la population, à une logique urbaine, et de s'adapter à des budgets d'entretien très faibles. Notre intervention améliore le quartier de manière durable sans dénaturer l'architecture d'Aillaud, dont il est légitime de vouloir garder un témoignage".
En attendant un épilogue, les acteurs de cette ubuesque histoire sont au moins unanimes pour souhaiter que l'intérêt patrimonial des bâtiments soit désormais étudié en amont dans les opérations de renouvellement urbain.
LE MONDE 15.09.07 13h44
Quelle mue pour le Serpentin ? Cette cité dite sensible du quartier des Courtillières, à Pantin Seine-Saint-Denis), fait l'objet d'un lourd projet de rénovation. Un plan de 200 millions d'euros, en partie financé par l' Agence nationale de la rénovation urbaine (ANRU), aujourd'hui bloqué par une demande de classement des bâtiments au titre des monuments historiques et un rapport commandé par les ministres du logement et de la culture, aux conclusions très critiques. "Ces gens vivent sur une autre planète. Des familles entières attendent le renouveau, et on interrompt après cinq ans d'études une opération que tous les services de l'Etat ont approuvée", s'agace le maire (PS) de Pantin, Bertrand Kern.
Alors que le chantier devait démarrer en janvier, la rénovation intérieure des 635 logements vient de commencer, début septembre. Et la restructuration plus lourde du quartier est toujours en attente d'un arbitrage. Une réunion interministérielle a tenté d'esquisser une solution de compromis, mercredi 12 septembre. Sans résultat pour l'instant.
Comment une cité dégradée et à l'urbanisme problématique peut-elle constituer un patrimoine intouchable ? Le Serpentin ondule sur 1,5 kilomètre de long pour former une boucle presque fermée. C'est une barre molle de cinq étages, autour d'un parc vallonné de 4 hectares. On y reconnaît la signature d' Emile Aillaud (1902-1988), figure de l'architecture moderne et auteur de grands ensembles qui cherchent à s'affranchir des formes droites des barres et des tours.
Construit à l'économie dans les années 1960, le Serpentin a mal vieilli. Les appartements sont trop petits, les façades sont décrépies, l'isolation fait défaut. Les halls traversants et les entrées de cave ont été bouchés pour décourager les trafics qui prospèrent dans cette cité close. "Les Courtillières, c'est 6 000 habitants et 100 % de logements sociaux. Le Serpentin, c'est le bas de l'échelle", décrit M. Kern.
Elue en 2001, l'équipe municipale socialiste entreprend de rénover le quartier, où le Serpentin côtoie une vingtaine de tours en tripode et des barres plus classiques. Au menu : un nouveau centre-ville avec des commerces, un pôle de santé, un équipement culturel ; des démolitions, des constructions, et l'ambition de "tomber" à 80 % de logements sociaux.
"Dans ce plan, le Serpentin forme un barrage urbain au milieu des Courtillières, qui empêche de circuler entre les quartiers et de rejoindre le nouveau centre", estime M. Kern. Une contrainte lourde, alors que le quartier est déjà coincé entre le fort d'Aubervilliers et le cimetière de Pantin-Bobigny. Un nouveau tracé urbain est confié à l'urbaniste Djamel Klouche. Et les architectes retenus pour rénover le Serpentin, Dominique Renaud et Philippe Vignaud, de l'agence RVA, prévoient, pour désenclaver la cité, d'ouvrir une large traversée dans la forteresse en démolissant deux boucles du ruban au sud et sept blocs au nord. Des brèches de 38 mètres et de 114 mètres, 15 % de démolition au total.
Le parc rénové devient un jardin public pour l'ensemble du quartier. Les appartements sont agrandis. L'enduit peint de couleurs pâles est remplacé par des panneaux de terre cuite rouges, faciles à changer. L'ensemble s'accompagne d'un ambitieux volet environnemental visant à réduire de 15 % les charges de copropriété grâce à des économies d'énergie.
Ces changements ulcèrent Gérard Monnier, professeur d'histoire de l'architecture à la Sorbonne et fondateur de l'association Docomomo, vouée à la défense des bâtiments du mouvement moderne. En mai 2006, alors que le projet est ficelé, il demande au ministère de la culture de classer le bâtiment. La Rue de Valois et le ministère du logement décident alors de tout geler et diligentent une mission d'enquête.
Dans leur rapport du 23 avril, les enquêteurs notent le caractère absurdement tardif de leur mission et rejettent la demande de classement tant les opérations sont avancées. Mais leur jugement est sévère : "On a bien affaire à une oeuvre majeure, comme modèle architectural et urbain ayant marqué l'histoire de l'architecture française. Le projet apporte des changements irréversiblement dénaturants." Les inspecteurs contestent largement les choix retenus : les brèches, excessives ; les façades, "en complète contradiction avec l'esprit" du bâtiment ; le parc, "transformation d'un espace public réussi des années 1960 en pastiche de parc parisien du XIXe siècle"... Et préconisent de forts amendements.
"Je ne ferai rien au détriment des gens qui vivent là, prévient le maire. Je suis prêt à démolir moins de longueur du Serpentin, si cela permet quand même de s'ouvrir sur le centre-ville et si l'ANRU finance les surcoûts. Mais pas question de revenir à de l'enduit en façade."
M. Vignaud, architecte habitué des opérations de rénovation urbaine, se dit a priori plutôt hostile aux démolitions, souvent traumatisantes pour les habitants. Mais selon lui, "c'est une aberration de vouloir patrimonialiser le logement social, la priorité c'est de répondre aux besoins de la population, à une logique urbaine, et de s'adapter à des budgets d'entretien très faibles. Notre intervention améliore le quartier de manière durable sans dénaturer l'architecture d'Aillaud, dont il est légitime de vouloir garder un témoignage".
En attendant un épilogue, les acteurs de cette ubuesque histoire sont au moins unanimes pour souhaiter que l'intérêt patrimonial des bâtiments soit désormais étudié en amont dans les opérations de renouvellement urbain.
Grégoire Allix
Article paru dans l'édition du 16.09.07
Article paru dans l'édition du 16.09.07